14
La secrétaire d'Actrices du monde financier avait un accent exagérément nasal, comme une gamine qui cherche à contrefaire sa voix en se pinçant le nez.
— Vous êtes la deuxième personne à appeler à ce sujet ce matin, m'informa-t-elle, me coupant momentanément le sifflet.
Qui ? Quoi ? Pourquoi ? Qui d'autre que moi…
— Ah, vous voulez sans doute parler du capitaine Sharpe, des services de police de Nassau, dis-je en faisant de mon mieux pour imiter un gloussement bon enfant. Il est plus matinal que moi, apparemment.
— Je suis sûre qu'il ne verra aucun inconvénient à vous faire part des renseignements qui lui ont été communiqués, dit la femme, que mon ricanement n'avait manifestement pas mise en confiance.
— Ouais, sauf qu'il va me falloir à peu près une semaine pour le convaincre d'épeler correctement le nom d'Emily Chavarria. Ecoutez, réitérai-je, je travaille pour le compte de la famille. Ses parents sont sur les dents. Je veux juste savoir si Mlle Chavarria et Mme Logan auraient pu se rencontrer lors d'une assemblée. S'il vous plaît. Pour les parents.
— Bon, bon, ça va. J'ai dit au capitaine… qu'elles avaient participé toutes les deux au séminaire qui s'est tenu à Baltimore en 1994. C'était en avril. La branche est d'AMF. Mais, comme je l'ai dit au capitaine, il y avait quelque chose comme quarante déléguées à cette réunion. Je n'ai aucun moyen de savoir si elles se sont parlé. Je n'étais même pas encore ici en 1994.
A chaque fois qu'elle prononçait le mot « capitaine », il me semblait percevoir un léger halètement dans sa voix. Nelson avait dû lui faire son méga-numéro de charme.
— Mlle Chavarria est un membre actif de l'organisation ?
— Le capitaine m'a posé la même question.
— C'est la routine quand on mène une enquête, dis-je, songeant que le mot « routine » couperait court à toute interrogation et mettrait Mme Toutmiel en confiance. Eh bien, était-elle active ?
— Oui, au sein de la branche sud du New Jersey et d'AMF est. Mais pas au niveau national.
— Et Courtney Logan ?
Un soupir gros comme une tornade déferla dans le combiné.
— Elle payait sa cotisation. Mais de là à vous dire si elle participait activement à la branche de Wall Street…
C'est à eux qu'il faudrait poser la question.
— Très bien, qui dois-je appeler ?
— Je ne suis pas en mesure de vous fournir cette information.
Dans les films, les détectives privés mettent la main au portefeuille pour obtenir ce genre de tuyaux. Mais je me voyais mal dire : « Heu, madame Toutmiel, si vous voulez bien coopérer, je vous expédie une poignée de biftons par le prochain courrier. » C'est pourquoi je dis :
— Je suis sûre que vous êtes excessivement occupée…
— En effet, et je dois vous lai…
— … et je ne me permettrais pas de vous déranger si… la famille, vous comprenez. Vous êtes sûre que vous ne pouvez pas me donner le nom de la présidente de la branche de Wall Street ?
Sans lui laisser le temps d'en placer une, j'enchaînai :
— Et aussi, si vous pouviez m'envoyer par mail ou fax la liste des personnes présentes au séminaire de Baltimore, je vous en serais infiniment reconnaissante.
Avec un autre soupir déchirant, elle me donna le nom et me fit la promesse de me faxer la liste. Je m'apprêtais à pousser l'audace jusqu'à lui demander si le capitaine Sharpe lui avait posé d'autres questions, mais au même moment elle reçut un autre appel et raccrocha précipitamment.
La présidente d'AMF Wall Street étant cadre supérieur chez Merrill Lynch, je ne me faisais pas d'illusions sur l'accueil qu'elle allait me réserver. Mais contre toute attente, elle accepta de me parler et de me dire que Courtney Logan n'avait à sa connaissance jamais participé à aucune de leurs réunions. Certes, elle la connaissait de nom et avait eu vent du meurtre, mais elle n'avait pas souvenance de l'avoir jamais rencontrée personnellement. Quoi qu'il en soit, elle avait songé à envoyer ses condoléances à son mari, le pauvre homme. Sa gentillesse inattendue me désarçonna, mais heureusement pas au point de me faire perdre tous mes moyens et de ne plus me souvenir du nom et de l'adresse de Greg Logan lorsqu'elle me les demanda.
Peu après, la liste des participantes de Baltimore arriva par fax. Sauf que, maintenant qu'elle était en ma possession, je ne savais qu'en faire, à part soumettre chaque nom à un moteur de recherche afin de m'assurer qu'aucun article concernant un tueur en série ou des femmes disparues ne faisait surface. Ayant néanmoins d'autres chats à fouetter dans l'immédiat, je fourrai la liste dans le tiroir de mon bureau qui me servait à remiser les papiers et articles de journaux qui ne m'étaient pas immédiatement utiles.
Puis je commençai à faire les cent pas dans mon bureau, ce qui m'occupa pendant sept secondes environ. Lorsque Bob et moi avions décidé de ne plus avoir d'enfant, j'avais annexé la quatrième chambre à coucher pour en faire un bureau. Il était si petit que, lorsque je me sentais coupable de ne pas avoir eu plus de deux enfants, et par là même de ne pas avoir donné le jour à un nouveau Juif en remplacement de tous ceux qui avaient disparu, je pensais qu'un troisième enfant nous en aurait probablement secrètement voulu de n'écoper que d'une cellule de nonne à rideaux blancs.
Je retournai m'asseoir et me connectai au site Web du Courier-Post, où je téléchargeai un article sur la mystérieuse disparition d'Emily. Je passai la demi-heure suivante à pester, tout en essayant, en vain, d'extraire la photo du reste de l'article. Dix minutes plus tard, après avoir appelé Steffi Deissenburger, je lui expédiai la photo par e-mail. L'idée me parut plutôt chouette, jusqu'au moment où, prise de découragement, je songeai que Fancy Phil avait sans doute raison de penser que cette piste ne menait nulle part. L'assassin était peut-être Steffi elle-même, ou Steffi et Greg. M'étant fourvoyée, j'allais m'attirer les foudres de Fancy Phil et le mépris de Nelson Sharpe. Ou vice versa.
Sur cette pensée joyeuse le téléphone sonna.
— Ici Steffi Deissenburger.
Je crois bien l'avoir remerciée au moins deux fois.
— Pas de problème, dit-elle. Je n'en suis pas absolument sûre, mais il me semble avoir aperçu cette femme à la maison. Je ne l'ai pas vue très longtemps. Pendant une minute seulement.
Un brusque picotement d'excitation s'empara de moi, suivi par une bouffée d'espoir trop exquise pour être confondue avec une bouffée de chaleur, tandis que mon cœur partait au galop. Cependant, voulant avoir l'air posée, je dis, avec une sincérité excessive :
— Pourriez-vous être plus explicite ?
— Il me semble que c'était… je n'en suis pas absolument sûre, vers la fin de l'été.
— Oui, l'encourageai-je, et alors ?
— J'avais ramené les enfants à la maison plus tôt que prévu. Travis était… il pleurait. Il était ronchon, vous voyez ce que je veux dire. Il n'avait pas fait sa sieste, et il fait partie de ces enfants qui ont besoin de beaucoup de sommeil. Parfois, il faisait même une sieste le matin.
— Quelle heure était-il quand vous êtes rentrée chez les Logan ?
— Avant quatre heures. Courtney m'avait demandé de sortir avec les enfants jusqu'à quatre heures pour pouvoir parler tranquillement avec son amie…
— Est-ce qu'elle a mentionné le nom de son amie ?
— Je ne crois pas. En tout cas je ne m'en souviens pas.
— Désolée de vous avoir interrompue. Continuez, je vous en prie.
— Donc, je suis rentrée et juste au moment où je garais la voiture, une femme sortait de la maison. Courtney était là aussi, et elles se sont embrassées pour se dire au revoir.
— Elles se sont serrées dans les bras l'une de l'autre ? Demandai-je.
— Non, juste une petite bise sur la joue comme le font les Américains qui ne se connaissent pas bien, expliqua Steffi en imitant le bruit sec d'un baiser rapide. Comme la femme avait aperçu les enfants, Courtney m'a fait signe d'approcher. Elle a dit : « Voici Morgan, et ça c'est Travis. »
— Elle ne vous a pas présentée ?
— Non. Je pense qu'elle était un peu fâchée de me voir revenir plus tôt que prévu, à moins qu'elle n'ait été de mauvaise humeur. Et la femme a dit quelque chose comme : « Ils sont mignons comme tout », alors que Travis était en train de pleurer. Il était très, très grognon. La journée avait été longue pour lui. Puis la femme est montée dans sa voiture et elle est partie.
— Courtney vous a fait une réflexion quant à l'heure de votre retour ?
— Non. J'ai voulu lui faire des excuses, mais elle m'a dit que ce n'était rien et que son amie et elle avaient passé un agréable moment ensemble.
Au même instant, j'eus une image mentale précise de Steffi : son expression contrite, sous son épaisse couche de fond de teint, son attitude placide, ses mains s'agitant nerveusement.
— Courtney n'a pas appelé la femme Jane ou Mary ? Elle a juste dit « mon amie » ?
— Oui, je crois. Je ne sais plus.
— Bien. Donc la femme en question est montée dans sa voiture. Vous vous souvenez de la marque ? De la couleur ?
— Non. Je ne crois pas que c'était une voiture allemande ou suédoise parce que je l'aurais remarqué. Quant à la couleur… ? J'ai oublié. Sombre peut-être.
— Vous avez remarqué les plaques minéralogiques ? Hasardai-je. Elle portait le matricule de New York ou d'un autre Etat ?
— Je n'ai pas fait attention. Travis pleurait et je… vous savez, j'avais mauvaise conscience d'être rentrée trop tôt.
Courtney avait insisté pour que je les garde éloignés de la maison. Au cas où ils auraient fait des histoires, je devais les emmener manger des glaces.
— Ça n'est pourtant pas son genre, les glaces, fis-je remarquer.
— Non, mais elle savait comment sont les jeunes enfants. Elle voulait me faciliter la tâche. Dans un sens, elle était très compréhensive.
— Certes. Bien, revenons à l'autre femme. Elle vous a paru plus jeune, plus vieille ou du même âge que Courtney ?
— Un peu plus jeune, mais pas beaucoup plus. Trente ou trente et un ans.
— Et à quoi ressemblait-elle ?
— A la photo que vous m'avez envoyée par e-mail.
Très quelconque. Blond cendré ou châtain clair. Coiffée en arrière, avec un chignon, mais pas sophistiquée du tout. Pas très grande, mais avec des chaussures à talons très épais. Je ne sais plus comment ça s'appelle. Elle portait un tailleur gris et un chemisier blanc. Mais pas aussi bien coupés que ceux de Courtney. En la voyant, j'ai pensé : cette femme est toute grise, on dirait une souris. Elle – comment dit-on déjà ? – se comportait, oui, elle se comportait comme si elle n'avait pas envie d'être vue.
— Par timidité, d'après vous ?
— Par timidité, peut-être, en tout cas comme quelqu'un qui a du mal à se sentir à l'aise avec les gens qu'elle ne connaît pas.
— Et avec Courtney, elle était comment ?
— Je ne l'ai pas vue assez longtemps pour pouvoir répondre.
Elle fit une pause, tandis que je résistais à la tentation de lui poser une autre question.
— Voyez-vous, je l'ai observée quand elle regardait les enfants, et j'ai pensé : elle les trouve adorables non pas parce qu'elle aime les enfants, mais parce qu'elle aime bien Courtney et que par conséquent elle aime aussi ses enfants. Je me trompe peut-être. Il se peut qu'elle ait été simplement timide, même avec les enfants. Mais elle n'avait pas l'air de savoir s'y prendre avec eux. Elle regardait Travis avec insistance, comme pour lui faire comprendre qu'il devait arrêter de pleurer.
— Quelle impression générale vous a-t-elle faite ?
— Solitaire ? Hasarda Steffi. Elle ne se comportait pas comme une femme qui a un mari ou un petit ami. Vous comprenez ? Comme s'il y avait eu quelqu'un qui l'aimait dans sa vie. Mais bon, je ne l'ai pas vue plus d'une minute. Je ne suis même pas absolument certaine que ce soit la même femme que celle de votre e-mail.
Ma conversation avec Steffi me laissa perplexe. Pas seulement parce que je ne savais pas quoi faire ensuite, mais parce que j'avais été troublée par sa remarque sur l'attitude d'une femme qui a quelqu'un dans sa vie, un mari ou un petit ami qui l'aime.
A dix heures et demie (d'après l'horloge perpétuellement déréglée qui se trouvait dans le coin inférieur droit de mon écran d'ordinateur), j'étais à la limite de ne plus pouvoir me supporter. La question : pourquoi Nelson ne m'a-t-il pas rappelée ? Ne cessait de me trotter dans la tête, suivie de près par : pourquoi est-ce que tu ne l'appelles pas toi-même au lieu de jouer au chat et à la souris ? Seconde question à laquelle venait s'ajouter un coup de pied aux fesses : voilà ce qui arrive, triple andouille, quand on couche avec un homme marié. Je commençai à élaborer un scénario de plus en plus inventif dans lequel Nelson, après avoir quitté le motel, était rentré chez lui et, soit par culpabilité soit par désir, avait fait l'amour à sa femme et succombé à une crise cardiaque. A l'heure qu'il était, il reposait probablement dans quelque funérarium méthodiste, un œillet à la boutonnière. Le téléphone sonna juste au moment où j'ôtais la fleur pour la remplacer par un drapeau américain, eu égard à son appartenance à l'US Air Force et à la police.
C'était Nelson. Il était vivant. Il me salua, comme il le faisait vingt ans plus tôt, par un « Je t'aime », auquel je répondis, comme à mon habitude, par un « Qui est à l'appareil ? ». Il me dit qu'il voulait passer me voir, je dis d'accord. Trente minutes plus tard il était là. Il m'embrassa longuement avant de me dire :
— Je suis venu pour discuter affaires.
— J'avais remarqué, dis-je en essayant d'ignorer le hideux veston pied-de-poule qu'il avait une fois de plus endossé.
Je le conduisis à travers le séjour jusqu'à la petite véranda, typique des maisons Tudor des années vingt et trente – l'équivalent du coin télé de nos jours. C'est là que je regardais mes vieux films en noir et blanc, que j'écoutais de la musique, que je me réfugiais pour lire des polars et, à l'occasion, un livre plus sérieux, une biographie ou un magazine– n'importe quoi du moment que ça n'avait aucun rapport avec l'histoire. Je fis signe à Nelson de s'asseoir sur le canapé tandis que je m'installais face à lui dans le vieux fauteuil relax de Bob, un siège qui avait commencé à émettre des grincements embarrassants peu après sa disparition. Dans mes moments les plus bizarres, il m'arrivait de penser que le fauteuil était hanté, quoique dépourvu de mauvaises intentions.
Toujours est-il que je fis part à Nelson des remarques de Steffi concernant la photo, puis l'informai de ce que j'avais appris sur Richard Grey, le client de la Red Oak Bank.
— Fantastique ! S’exclama-t-il. Comment as-tu fait ?
— Coup de bol. Et le Web.
— Tu m'épates, Judith.
— Moi aussi, lui dis-je. Nelson, est-ce que tu pourrais te renseigner pour savoir si Emily, ou plus probablement Courtney, a acheté des actions ? Si c'est Emily, nous sommes en présence d'un délit d'initié caractérisé. En revanche, si c'est Courtney, ayant appris suffisamment à l'avance par Emily que Saf-t-Close allait changer de mains, elle a probablement touché le jackpot.
— Avec les vingt-cinq mille dollars qu'elle a sortis du compte joint ? S’enquit Nelson.
— Ça, je l'ignore. Mais si l'action est passée de trente à cinquante dollars, j'ai calculé que cela représentait un bénéfice de soixante-six pour cent. L'autre possibilité –si tant est qu'il y ait eu collusion entre Emily et Courtney—, c'est qu'Emily a donné du fric à Courtney pour qu'elle le place.
— Et ensuite ?
— Ensuite, il y a des chances pour que Courtney ait décidé de tout garder pour elle. Auquel cas, Emily, qui avait projeté de disparaître, a fait un détour par Shorehaven. J'ignore si elle a récupéré son pognon, mais elle a peut-être liquidé Courtney.
Voyant la mine de Nelson, je demandai :
— A quoi penses-tu ?
— Je pense que si ta version des faits est la bonne, mais nous n'en savons rien pour l'instant, nous allons avoir du fil à retordre pour démêler tout ça. Ces deux-là n'étaient ni profs ni flics. C'étaient deux aigles de la finance.
— Et pas nous.
— Non, à moins que tu ne m'aies caché que tu avais une maîtrise de gestion.
— Non.
— Bon, à présent, à moi. Je suis peut-être sur un coup, moi aussi.
La lumière du matin qui se déversait à flots à travers les persiennes illuminait ses cheveux. Son nez retroussé et ses grands yeux d'enfant de chœur lui donnaient presque un air angélique. Il plongea une main dans sa poche intérieure et en extirpa une feuille de papier pliée.
— Ecoute un peu ça.
— Puis-je y jeter un coup d'œil, pour savoir de quoi il retourne ?
— Non. Ecoute, Judith… loin de moi l'idée de te froisser, mais je serai franc avec toi : nous ne sommes pas associés dans cette affaire.
— Dans ce cas, explique-moi ce que tu fais là.
Il fixa sur moi un œil contrarié.
— Je suis venu pour parler.
— Pour parler de choses dont tu n'as pas le droit de parler ?
— Possible.
Il semblait étonnamment détendu, mais il est vrai qu'un homme qui a son expérience ne se trouble pas aisément.
— Tu m'écoutes, oui ou non ?
— Je t'écoute, bien sûr.
— Cela doit rester entre toi et moi, compris ?
— Tu n'as pas besoin de me le dire, Nelson.
Au lieu de me rabrouer avec une remarque cinglante, comme n'importe qui d'autre à sa place l'aurait fait, il déplia la feuille et fit courir son doigt le long de ce qui ressemblait à une colonne.
— J'ai relevé les coups de fil reçus par Emily chez elle et au bureau. Cinq d'entre eux proviennent du même numéro, avec l'indicatif 917. Tu sais ce que ça veut dire ?
— C'est le préfixe de la plupart des récepteurs de poche et des portables.
— Exact. C'est le préfixe commun aux trois Etats limitrophes. Le portable a été acheté le 17 septembre 1999, un vendredi, dans une agence AT&T de Manhattan, sur la 39e Rue Ouest. Plus d'un mois avant la disparition d'Emily Chavarria et de Courtney Logan.
Je me penchai vers lui.
— Il était au nom de l'une d'elles ?
— Non. Il a été acheté au nom de Vanessa Russell.
— Liquide ou carte bancaire ?
— Carte Discovery, dit-il. Quoi qu'il en soit, cette Vanessa – ou quelqu'un d'autre ayant utilisé son portable – a passé cinq appels commençant par le préfixe 856, qui correspond à…
— Cherry Hill, coupai-je, qui abrite un merveilleux Holiday Inn avec vue sur – OK, pardon, qui est-ce qu'elle a appelé à Cherry Hill ?
— La boîte vocale d'Emily Chavarria à la banque. Et maintenant, voyons si tu peux répondre à ça, enchaîna Nelson. Les appels vont d'une durée d’une minute à presque cinq minutes. Ça te fait penser à quoi ?
Je fredonnai.
— Ta montre a une trotteuse ? Demandai-je.
Il acquiesça.
— Bon, tu vas me chronométrer : « Bonjour, Nelson. C'est Judith Singer du 63 Oaktree Street à Shorehaven. Je vous appelle concernant l'affaire Emily Chavarria-Courtney Logan. J'aimerais avoir toutes les informations que vous pourrez me fournir à ce sujet. Vous pouvez me rappeler au 516-537-1409. »
— Vingt et une secondes.
— Ce qui veut dire soit que le message était très long, soit…
— Exactement. Elle interrogeait la boîte vocale d'Emily.
— Ce qui semble mettre Emily en cause puisqu'il faut connaître le mot de passe ou le code secret.
— Possible, approuva-t-il. Mais pas absolument certain.
— Y a-t-il eu d'autres appels comme celui-ci après la disparition d'Emily ?
— Trois autres.
— Si le téléphone est au nom de Vanessa Russell…
Comment as-tu réussi à te renseigner aussi vite ?
— Il ne faut pas bien longtemps quand le type de la compagnie du téléphone se montre coopératif. Tout est informatisé. Presque tous les autres appels vers la boîte vocale d'Emily ont été passés depuis son domicile. L'un d'eux depuis le téléphone public d'un restaurant de Manhattan. Les autres à partir de ce portable.
— Ainsi donc, Emily était toujours là, même après sa disparition.
— C'est probable à soixante-quinze pour cent, dit Nelson.
— Moi, je dirais à quatre-vingt-dix-neuf, répliquai-je.
— Dans une enquête sur un homicide on ne mise pas sur un pourcentage aussi élevé. Si tu étais un mec, je te dirais que tu n'as pas suffisamment d'expérience pour savoir faire la différence entre un tas de fumier et un rocher en fusion.
— Mais je ne suis pas un homme.
— C'est vrai. Alors disons que tu es un peu trop optimiste. Mais attends, tu ne sais pas la meilleure.
— Qui est ?
— Que quelqu'un s'est servi du portable de Vanessa Russell pour appeler chez Courtney Logan le dimanche 24 octobre, et puis à nouveau le jeudi 28, trois jours avant la disparition de Courtney.
— Oh, mon Dieu ! C'est la preuve irréfutable qu'il existait un lien entre Emily et Courtney.
— Non, c'est la preuve que le ou les utilisateurs du portable avaient des liens à la fois avec Emily et Courtney. Peut-être ces coups de fil provenaient-ils d'Emily.
Mais peut-être pas.
Je bondis de mon fauteuil, marmonnai une excuse, puis filai à la cuisine et m'en retournai avec un sachet de cœurs de céleri biologiques.
Je me laissai tomber sur le canapé à côté de Nelson et lui en offris un. Il me décocha un regard indigné, comme si je lui avais présenté un sac plein de cailloux, et fit non de la tête. Je rompis une branche et commençai à la grignoter.
— Ça me calme les nerfs, expliquai-je.
— Parce que tu t'imagines que je ne l'avais pas deviné ?
— Oh, ça va ! Bon, et maintenant, cette Vanessa Russell au téléphone portable et à la carte Discovery, elle existe ou pas ?
— Je ne le sais pas encore. Il n'y avait pas de réponse au numéro de téléphone fixe qu'elle a inscrit sur le contrat d'abonnement du portable, un numéro de Brooklyn, préfixe 718. Je l'ai appelée là où elle est censée travailler, préfixe 212, mais c'est un numéro bidon. J'ai chargé un de mes gars de vérifier l'adresse et le numéro de téléphone, ainsi que d'enquêter sur son compte chez Discovery, si tant est qu'elle en ait un. Mais je ne peux pas passer trop de temps sur cette affaire. Courtney relève des Homicides, Emily des Personnes disparues du New Jersey. Pas mon boulot.
Posant de côté mon céleri, je lui pris la main. J'ai toujours adoré regarder sa main qui faisait paraître la mienne délicate.
— Tu voudrais être à leur place ?
Il hocha la tête.
— Tu ne peux pas demander qu'on te refile le dossier ? Sous prétexte qu'il est en rapport avec une figure du crime organisé, par exemple… ? Je veux parler de Fancy Phil, le beau-père de Courtney.
— Figure-toi que j'ai essayé, juste après le repêchage du corps dans la piscine. Mais mes supérieurs hiérarchiques ne sont pas idiots. Ils ont tout de suite pigé que j'essayais de m'immiscer dans une affaire d'homicide. Ils m'ont envoyé paître.
— Comme ça, froidement ?
— Non, amicalement. Ils m'ont laissé entendre que si je refusais d'obtempérer j'allais m'attirer des ennuis, autrement dit remplir une demande de départ à la retraite, m'informa-t-il avec un haussement d'épaules rien moins que convaincant.
— Et qu'est-ce que tu comptes faire ? Demandai-je.
— Ce que je fais déjà. Fourrer mon nez discrètement çà et là. Prêter l'oreille, à toi principalement. Et à une paire de vieux copains des Homicides, qui ne travaillent pas sur cette affaire, je tiens à le préciser.
— Parce qu'ils font eux aussi partie de l'ancien régime ? C'est la politique des nouveaux dirigeants de la police ?
— En gros, c'est ça.
— Nelson, penses-tu sincèrement que Phil Lowenstein a une quelconque responsabilité dans le meurtre de Courtney ou la disparition d'Emily ?
— Pas la moindre idée.
— Si, tu le sais ! Insistai-je.
Il se mit debout, j'en fis autant.
— Vingt pour cent de chances.
— Deux pour cent, et ne m'oblige pas à calculer la différence. Même s'il était curieux de savoir pourquoi j'étais allée sonner chez Greg pour lui offrir mes services…
— Tu as fait ça ? Mais tu es complètement folle !
— Juste un peu sur les bords. Mais si Fancy Phil était curieux de savoir ce que j'avais à dire, il lui suffisait de faire ce qu'il a fait : se cacher au fond de mon garage et guetter mon retour. « Coucou, c'est moi. Ah, pas vrai que je t'ai eue, fillette ? »
— Il t'a attendue dans ton garage ?
— C'est un farceur de première. Ecoute, s'il avait voulu me rayer de la carte, il y a belle lurette qu'une bétonnière m'aurait roulé dessus. Non, il m'a engagée. Je travaille pour lui, même si je n'ai pas voulu accepter son argent.
Je m'aperçus soudain que j'avais suivi Nelson jusqu'à la porte sans faire un détour par la chambre à coucher. Il me planta un petit baiser sur le front.
— Il faut que je file. On peut se voir ce soir ?
— Impossible.
Un instant il me sembla sur le point de me demander de changer mes plans, c'est pourquoi j'ajoutai :
— J'ai une soirée de prévue avec des vieilles copines de lycée. Je ne peux absolument pas me désister.
Je ne précisai pas que je ne voulais pas me désister. Après son départ, je m'en retournai dans la véranda et m'assis à la place qu'il avait occupée. Le coussin était encore tiède. Etait-il exact que je n'avais pas envie de le voir ? Non, bien sûr. La compagnie de Nelson était infiniment préférable aux jérémiades de Marcy stigmatisant les effets pervers du carnet de santé, ou aux aventures de golf de Helena à Boca Raton (sans parler de mon radotage à propos du département d'histoire de Sainte-Elizabeth). Mais je redoutais de passer la nuit avec Nelson, car non seulement toutes les nuits suivantes risquaient de me sembler affreusement solitaires, mais en plus je risquais de devenir la goutte d'eau qui allait faire déborder le vase de son mariage prétendument raté. Si quelque chose devait se passer entre Nelson et moi, il fallait que ce soit les jours où il ne rencontrait pas son conseiller conjugal.
Naturellement, je dus faire des efforts surhumains pour résister à la tentation de tout raconter à Nancy. Mais il est vrai que je voulais éviter sa diatribe plus que je ne voulais entendre ses conseils. C'est pourquoi je passai le reste de la journée à prendre des notes sur l'affaire Courtney. Après quoi je descendis cueillir des rosés dans le jardin, avant de me rendre à Manhattan pour dîner avec mes copines. Comme de bien entendu, elles n'avaient rien de nouveau à raconter, à part la naissance d'un petit-fils pour Marcy et un nouveau régime hydratant pour Helena.
En quittant Manhattan, j'étais tellement claquée que je dus monter le son de la radio à fond et brancher l'air conditionné pour ne pas piquer du nez. Hélas, je ne suis pas une de ces fringantes gaillardes dont on dit qu'elles ne peuvent jamais s'arrêter. Pour moi, une journée pleine, c'était faire mes cours à la fac, me préparer une salade de thon puis réinstaller confortablement devant la télé pour regarder un film avec Bette Davis. Quoique très exaltée par cette histoire d'enquête policière, toutes les émotions et l'agitation du mois dernier m'avaient épuisée.
De retour à Oaktree Street, j'allais m'engager dans l'allée privative qui mène au garage, quand une bagnole grosse comme un char d'assaut attira mon regard. Aussitôt je fus sur mes gardes. J'aperçus un gros bras poilu orné d'une gourmette. Puis la porte avant côté passager s'ouvrit et Fancy Phil parut, ce qui eut sur moi à peu près le même effet qu'une injection massive de caféine par intraveineuse.
— Quoi de neuf, Doc ?
Jetant un rapide coup d'œil à son malabar de chauffeur, je dis :
— Que me vaut le plaisir de votre compagnie à cette heure tardive ?
— Venez, entrons pour discuter un peu.
A la lueur des lampadaires, je vis sa grosse face adipeuse se fendre d'un large sourire amical. Autour de son cou scintillait une énorme étoile de David en or, qu'on pouvait difficilement ignorer et qui semblait vouloir dire : « N'aie crainte. Mon peuple = ton peuple. »
— Non, pas à l'intérieur, dis-je en lui rendant son sourire. La nuit est si belle.
Je pointai un doigt vers le ciel en direction de Vénus – ou était-ce un satellite ? – puis je pris une grande goulée d'air du soir où se mêlait une odeur de rose et de gaz d'échappement.
— Restons dehors, suggérai-je.
Je remontai l'allée en direction de la porte d'entrée, puis, m'asseyant sur les marches du perron, je lui fis signe de venir me rejoindre.
Fancy Phil me suivit lentement et non sans une certaine raideur, un peu comme Frankenstein faisant ses premiers pas. Il ne s'assit pas.
— Qu'est-ce qui se passe ? Je vous fais encore peur ? Je croyais que cette histoire était réglée.
Il n'est jamais facile de choisir quand votre instinct, d'un côté, et votre cerveau, de l'autre, vous envoient des messages contradictoires.
— Phil, vous connaissez le numéro de votre chauffeur ? Au cas où il aurait pu penser que je me référais au matricule qu'il portait au pénitencier, je précisai :
— Son numéro de portable.
— Ouais, pourquoi ?
— Dites-lui d'aller se balader pendant une demi-heure et que vous le rappellerez quand vous aurez besoin de lui.
Il baissa les yeux et vit que je tenais mes clés à la main. S'il était même deux fois moins intelligent que je le supposais, il ne manquerait pas de remarquer que le petit bidule électronique attaché à mon trousseau était en fait le déclencheur du système d'alarme de la maison. Il me décocha un regard qui semblait dire : « Je vois, on veut jouer au plus fin. » Puis il secoua son index en direction du chauffeur pour lui faire signe d'abaisser la vitre et dit :
— Dans une demi-heure. Je t'appelle. Silencieusement, gracieusement, la grande et grosse voiture sombre fît marche arrière et s'éloigna. Fancy Phil se tourna vers moi.
— Bon, alors vous l'ouvrez, cette porte, oui ou non ?
— Je préfère profiter de l'air du soir. Etrangement, je n'avais pas peur. Certes, j'étais un peu mal à l'aise, j'éprouvais même une certaine appréhension. Mais pas au point de frissonner d'horreur ou de panique.
— Qu'est-ce que c'est que ce cinéma, Doc ? Vous ne me faites pas confiance ?
— Mon petit doigt me dit que quelque chose vous contrarie, et j'aimerais mieux que nous en causions sous les étoiles.
Ce qu'il restait de son sourire disparut, néanmoins il fléchit les genoux et, avec un grognement quasi imperceptible, prit place à côté de moi sur les marches du perron. L'étoffe blanche de son pantalon était si tendue sur ses cuisses qu'elle semblait sur le point de craquer.
— Eh bien ? dit-il.
— Que voulez-vous savoir au juste ?
— Tout ce que vous savez.
— Je ne cherche pas à vous cacher quoi que ce soit, Phil. Simplement, j'avais l'intention de vous faire un compte rendu détaillé dès que j'aurais été en possession de tous les faits.
Son regard m'indiqua qu'il avait compris exactement ce que je voulais dire.
— Vous savez, Doc, je vous trouve épatante.
— Tant mieux. Moi aussi, je vous aime bien.
— Si je n'étais pas déjà marié, et avec une maîtresse par-dessus le marché, je crois bien que je vous ferais du plat. Bref, je vous aime bien, j'admire ce que vous avez dans le ciboulot, j'ai pas envie de vous fâcher. Et encore moins, Dieu m'est témoin, de vous fiche la trouille.
— D'où venez-vous, Phil ?
— Comment ça ? Brooklyn, bien sûr.
— Moi aussi. Et là-bas, on avait coutume de dire : « Y a erreur sur la personne. »
— Jamais entendu.
— Mais vous comprenez ce que ça veut dire, n'est-ce pas ?
— Ouais.
— Pour plusieurs raisons que je ne souhaite pas approfondir ici, je crois qu'il serait plus sage que nous en revenions à notre bonne vieille relation d'antan. Alors, vous plaît, pas de « Dieu m'est témoin, moi, vous fiche la trouille ? » qui signifie clairement : « Tu ferais mieux de garer tes miches ». Mais bon, passons. Vous voulez un compte rendu d'activité, c'est ça ?
— Ouais.
Il fit mine de scruter le ciel à la recherche de sublimes objets célestes.
— Est-ce qu'il serait possible de rentrer, maintenant ? Juré, craché que je vous ferai pas de mal, et pas d'avances non plus. Je suis juste un peu contrarié, c'est tout.
Il est rarement conseillé d'ignorer ce que vous dicte votre cerveau ou votre instinct, mais j'avais le sentiment que pour une fois je pouvais me le permettre.
— Entrons.
Je le conduisis dans le séjour, allumai toutes les lampes en ayant soin de laisser les rideaux ouverts. Les roses rouges, roses et jaunes que j'avais cueillies le jour même, avant de me rendre en ville, embaumaient l'atmosphère. Tous les doutes que je pouvais éprouver à son sujet s'évanouirent lorsque je le vis qui humait un vase après l'autre en s'exclamant :
— Ma-gni-fique !
— Merci.
Fancy Phil se laissa tomber dans un gros fauteuil et pointa l'index vers un pouf.
— Je peux, dit-il, si j'enlève mes chaussures ?
— Bien sûr, même sans les enlever.
J'allais m'asseoir à mon tour dans un deuxième fauteuil identique, mais je me ravisai et demandai :
— Puis-je vous offrir quelque chose à boire ou à manger ?
— Non, dit-il en tapotant affectueusement sa bedaine. Il faut que je me surveille. Z'auriez pas des pastilles ou quelque chose dans ce genre ?
J'explorai les profondeurs de mon sac à main et en extirpai deux bonbons à la menthe et un paquet à peine entamé de chewing-gums sans sucre.
— Merci, Doc.
Après avoir déchiré la cellophane avec les dents, il avala tout rond les deux bonbons sans se soucier de les mâcher, puis dit :
— Ecoutez, j'ai pas voulu vous fiche la trouille. Simplement, je voulais pas vous rater. Le temps presse sérieusement. Les flics ont appelé Gregory, ils l'ont convoqué.
— Encore !
— Ouais.
— La Brigade des homicides ?
— Ouais. Son avocate leur a dit d'aller se faire foutre. Mais vous et moi, on sait très bien qu'ils n'ont rien à se mettre sous la dent. Et les flics, quand ils ont personne à coffrer, ils sont verts. J'ai peur… j'ai très peur. Ils sont capables de monter un coup rien que pour faire croire qu'ils ont trouvé le coupable. Morgan et Travis en ont déjà vu des vertes et des pas mûres… et maintenant ils veulent coffrer leur père !
— C'est moche, acquiesçai-je, révoltée en imaginant Greg derrière les barreaux et ses deux petits voyant leur père en uniforme orange lors de visites de plus en plus espacées au pénitencier.
— Dans ce cas, dis-je, il faut trouver un moyen de détourner leur attention de Greg. Si vous le voulez bien, je vais vous faire un petit topo de ce que j'ai découvert.